« Qui parle ? Quelqu'un. Une voix désespérément solitaire qui
va dérouler, pendant deux cent soixante pages, son discours sinueux,
cahotant, chaotique, d'une lenteur irritante et souffreteuse. Qui
parle ? Et pour qui ou pourquoi ? La seule voix que nous puissions
réellement entendre, celle qui nomme et fait exister tout ce que nous
connaissons : la vôtre, la mienne, celle de l'auteur, Robert Pinget, la
voix de Quelqu'un, n'importe qui. Quelqu'un donc raconte une
histoire. Oh, pas une grande histoire, avec des intrigues compliquées,
des personnages épais de psychologie et des petits cratères
métaphysiques un peu partout ; non, quelqu'un n'a pas cette
ambition, son propos est modeste : retenir contre l'oubli, contre le
flot des mots et des images, le visage exact de ce qu'a été sa journée
comme les autres, dans une petite maison de famille de banlieue où il ne
se passe rien. La voix a bien essayé, autrefois, de raconter des
histoires, d'inventer des personnages, de faire, comme elle dit,
d'autres exposés, de ce qu'est sa vie. Ces exposés, ces autres
tentatives de la voix, ce sont, vous l'aurez deviné dès les premières
lignes de Quelqu'un, les autres romans de Robert Pinget ; ces
autres monologues solitaires où le langage invente peu à peu le monde,
des personnages, un décor, des paroles, le plus vite possible, afin que
le silence ne s'instaure jamais, que la solitude reste peuplée des
ombres qui la rendent encore supportable. Il faut parler, parler
encore et toujours, sans en avoir envie, avec ces moments terribles où
l'on ne se prend plus à son jeu, où, par un éclair fulgurant et
douloureux, la vérité – I'incroyable, désertique solitude – vient vous
frapper en plein ventre ; parler jusqu'à ce que mort s'en suive. On
voit la conception radicale qu'a Robert Pinget de la littérature. Si,
depuis ses premières nouvelles publiées il y a quinze ans, jusqu'à ce
dernier roman, il nous promène dans le même univers imaginaire, situé
entre Fantoine et Agapa et peuplé de ces personnages inconsistants et
fantastiques que sont Graal, Flibuste, Mahu, Baga ou Clope, c'est qu'il
n'a jamais écrit qu'un seul récit, que le monde situé autour d'Agapa est
tout le monde. Mais il n'est pas question, comme le fait
Balzac, d'inventorier ce monde en laissant croire un instant au lecteur
qu'il est vrai. Il y a des épiciers, des marchands, des clochards, des
jardiniers et des retraités de la S.N.C.F., dans le monde de Robert
Pinget, mais s'il nous les décrit, et minutieusement, s'il les fait
parler – et dans la plus vivante, la plus soyeuse et la plus dure des
langues qui soient – qu'il soit bien entendu que ces personnages, ces
décors, n'existent pas, qu'il n'existe rien, rien sinon cette voix qui
invente le monde pour se cacher sa solitude et que l'on nomme
littérature. Souvenez-vous de cet énorme et magnifique roman de Pinget, paru il y a deux ans, L'lnquisitoire.
Un jeu de questions et de réponses poursuivi pendant cinq cents pages, y
faisait naître, puis peu à peu s'effacer et s'écrouler un monde
grouillant, aux relations complexes, mystérieuses, envoûtantes. Mais
s’il y avait dialogue, la voix n'était donc pas seule ? Quelqu'un
répond : “ Qu'on ne vienne pas me dire que je réponds à des
questions. Car on l'a dit. On l'a eu dit. À propos de mes autres vies,
quand j'essayais de m'en débarrasser. Il répond à des questions voyez.
Ça doit être la police… Des balourdises dans ce genre. Fallait-il que je
m'y sois mal pris dans ma rédaction. ” Mais, la voix finit toujours par s'en apercevoir, on s'y prend toujours mal dans ses rédactions, tous les exposés
sont, en fin de compte, des échecs. D'abord parce qu'on voudrait parler
en se laissant le plus possible en dehors du coup, mais que c'est
impossible : on parle de n'importe quoi et “ c'est toute votre existence qui vient avec et vous êtes de nouveau dans votre caca ; impossible d'en sortir ”.
Alors, quand vous croyez avancer dans votre exposé, indiquer clairement
et honnêtement ce qu'a été votre journée ou même une minute de cette
journée, vous vous rendez compte que ce que vous avez écrit, bien loin
d'éclairer, a brouillé les pistes, multiplié les incertitudes, fait
proliférer les hypothèses, les interrogations et que les réponses
épaissiront encore le débat, renvoyant à I'infini à d'autres discours, à
d'autres romans, à d'autres exposés. Tout roman est un échec, toute
littérature n'est que l'expression d'une solitude qui ne s'adresse à
personne, mais il est des fois – et c'est le cas ici – où le monologue
de quelqu'un, dans son désespoir sans tristesse et son humour
délavé, trouve un accent si juste, si féroce et si fort qu'il suscite
chez ceux qui en perçoivent des bribes, le désir intrépide et funeste de
l'écouter sans fin. »
Description:
Quelqu'un donc raconte une histoire. Oh, pas une grande histoire, avec des intrigues compliquées, des personnages épais de psychologie et des petits cratères métaphysiques un peu partout ; non, quelqu'un n'a pas cette ambition, son propos est modeste : retenir contre l'oubli, contre le flot des mots et des images, le visage exact de ce qu'a été sa journée comme les autres, dans une petite maison de famille de banlieue où il ne se passe rien.
La voix a bien essayé, autrefois, de raconter des histoires, d'inventer des personnages, de faire, comme elle dit, d'autres exposés, de ce qu'est sa vie. Ces exposés, ces autres tentatives de la voix, ce sont, vous l'aurez deviné dès les premières lignes de Quelqu'un, les autres romans de Robert Pinget ; ces autres monologues solitaires où le langage invente peu à peu le monde, des personnages, un décor, des paroles, le plus vite possible, afin que le silence ne s'instaure jamais, que la solitude reste peuplée des ombres qui la rendent encore supportable.
Il faut parler, parler encore et toujours, sans en avoir envie, avec ces moments terribles où l'on ne se prend plus à son jeu, où, par un éclair fulgurant et douloureux, la vérité – I'incroyable, désertique solitude – vient vous frapper en plein ventre ; parler jusqu'à ce que mort s'en suive.
On voit la conception radicale qu'a Robert Pinget de la littérature. Si, depuis ses premières nouvelles publiées il y a quinze ans, jusqu'à ce dernier roman, il nous promène dans le même univers imaginaire, situé entre Fantoine et Agapa et peuplé de ces personnages inconsistants et fantastiques que sont Graal, Flibuste, Mahu, Baga ou Clope, c'est qu'il n'a jamais écrit qu'un seul récit, que le monde situé autour d'Agapa est tout le monde.
Mais il n'est pas question, comme le fait Balzac, d'inventorier ce monde en laissant croire un instant au lecteur qu'il est vrai. Il y a des épiciers, des marchands, des clochards, des jardiniers et des retraités de la S.N.C.F., dans le monde de Robert Pinget, mais s'il nous les décrit, et minutieusement, s'il les fait parler – et dans la plus vivante, la plus soyeuse et la plus dure des langues qui soient – qu'il soit bien entendu que ces personnages, ces décors, n'existent pas, qu'il n'existe rien, rien sinon cette voix qui invente le monde pour se cacher sa solitude et que l'on nomme littérature.
Souvenez-vous de cet énorme et magnifique roman de Pinget, paru il y a deux ans, L'lnquisitoire. Un jeu de questions et de réponses poursuivi pendant cinq cents pages, y faisait naître, puis peu à peu s'effacer et s'écrouler un monde grouillant, aux relations complexes, mystérieuses, envoûtantes. Mais s’il y avait dialogue, la voix n'était donc pas seule ? Quelqu'un répond : “ Qu'on ne vienne pas me dire que je réponds à des questions. Car on l'a dit. On l'a eu dit. À propos de mes autres vies, quand j'essayais de m'en débarrasser. Il répond à des questions voyez. Ça doit être la police… Des balourdises dans ce genre. Fallait-il que je m'y sois mal pris dans ma rédaction. ”
Mais, la voix finit toujours par s'en apercevoir, on s'y prend toujours mal dans ses rédactions, tous les exposés sont, en fin de compte, des échecs. D'abord parce qu'on voudrait parler en se laissant le plus possible en dehors du coup, mais que c'est impossible : on parle de n'importe quoi et “ c'est toute votre existence qui vient avec et vous êtes de nouveau dans votre caca ; impossible d'en sortir ”. Alors, quand vous croyez avancer dans votre exposé, indiquer clairement et honnêtement ce qu'a été votre journée ou même une minute de cette journée, vous vous rendez compte que ce que vous avez écrit, bien loin d'éclairer, a brouillé les pistes, multiplié les incertitudes, fait proliférer les hypothèses, les interrogations et que les réponses épaissiront encore le débat, renvoyant à I'infini à d'autres discours, à d'autres romans, à d'autres exposés.
Tout roman est un échec, toute littérature n'est que l'expression d'une solitude qui ne s'adresse à personne, mais il est des fois – et c'est le cas ici – où le monologue de quelqu'un, dans son désespoir sans tristesse et son humour délavé, trouve un accent si juste, si féroce et si fort qu'il suscite chez ceux qui en perçoivent des bribes, le désir intrépide et funeste de l'écouter sans fin. »