Philip Roth d'un côté, Don DeLillo
de l'autre : la presse américaine n'y est pas allée de main morte au
moment de la parution de Transes, il y a sept ans, lestant
Christopher Sorrentino de ce double parrainage colossal, aussi
prestigieux que lourd à porter. Roth, parce que Transes explore
à sa façon la profonde cassure générationnelle survenue au tournant des
décennies 1960 et 1970, magistralement sondée déjà par l'auteur de Portnoy dans sa Pastorale américaine ; DeLillo, parce que la manière de Sorrentino dans Transes,
la pénétration à laquelle il parvient, à force de reconstitution
historique d'une précision quasi documentaire mêlée d'extrême
sophistication formelle, rappelle l'intelligence minutieuse et aiguë du
romancier de Libra, d'Outremonde.
A l'origine de Transes, un fait divers survenu il y a quatre
décennies, qui a tout ensemble captivé et consterné les Etats-Unis et
marqué durablement la mémoire collective : l'enlèvement, le 4 février
1974, dans la ville universitaire de Berkeley, près de San Francisco,
d'une étudiante de 20 ans, Patty Hearst, fille d'un riche homme de
médias. Les auteurs du rapt : quelques jeunes gens gavés d'idéal
révolutionnaire, membres d'un groupuscule terroriste d'extrême gauche
autoqualifié d'Armée symbionaise de libération (SLA). Patty Hearst
demeura seize mois avec ses ravisseurs, épousa leur cause, se rebaptisa
Tania, prit part très activement à plusieurs actions violentes, parfois
meurtrières, hold-up et braquages à main armée, avant d'être finalement
arrêtée à l'automne 1975 en compagnie de quelques autres membres de
l'agonisante SLA — la majorité des activistes étaient morts quelques
mois plus tôt, lors d'un raid policier mené contre la maison où ils
avaient trouvé refuge, dans une banlieue de Los Angeles.
Voilà donc pour les faits réels, que Christopher Sorrentino
traite de manière hyperréaliste et étoffe d'époustouflante façon, en
multipliant sur ces événements les points de vue, cristallisés par une
multitude de protagonistes qui se succèdent sur le devant de la scène
romanesque : jeunes terroristes, parents de « Tania », témoins divers
plus ou moins impliqués et actifs... Se glissant notamment dans les
cerveaux de ces jeunes gens en colère et en rupture, agressifs et
maladroits enfants de la classe moyenne américaine, arrachés à
l'ordinaire destin qui leur était promis par la foi révolutionnaire et
l'enrôlement volontaire dans la propagande armée. Un bataillon
minuscule, dérisoire, violent, dangeureux et foutraque, devenu
l'incarnation d'une contre-culture ayant germé sur le terreau d'une
Amérique d'après guerre en proie à la nausée, malade, pêle-mêle, de la
guerre du Vietnam, du puritanisme séculaire, du consumérisme érigé en
nouvelle religion.
De cette fresque ample, grouillante, remuante, de ce tableau
postmoderne formidablement précis et trivial de l'Amérique au seuil du
xxe siècle, Alice Galton — alter ego romanesque de Patty Hearst — est le
personnage central. Mais Sorrentino ne braque pas sur elle sa focale
afin d'en ausculter l'âme, de mettre au jour ses motivations enfouies.
Plus que la vérité sur le cas Hearst, plus que la psychologie ou la
désignation a posteriori des héros et des victimes de cette histoire,
c'est la confusion, le fourmillement — des personnages, des décors, des
regards —, c'est l'accumulation et la digression qui intéressent le
romancier (né en 1963). Sa vision personnelle sur cette époque se
dessine au fil de pages truffées de références à la culture populaire et
politique américaines, au fil de chapitres savamment montés, de
dialogues toujours convaincants. Une vision exempte de toute
complaisance idolâtre ou même romantique, mais aussi de tout cynisme —
discrètement ironique, forcément désenchantée, lucide avant tout.
Le 21/04/2012 - Mise à jour le 18/09/2013 à 17h56 Nathalie Crom - Telerama n° 3249
Description:
Transes
Christopher Sorrentino
Philip Roth d'un côté, Don DeLillo de l'autre : la presse américaine n'y est pas allée de main morte au moment de la parution de Transes, il y a sept ans, lestant Christopher Sorrentino de ce double parrainage colossal, aussi prestigieux que lourd à porter. Roth, parce que Transes explore à sa façon la profonde cassure générationnelle survenue au tournant des décennies 1960 et 1970, magistralement sondée déjà par l'auteur de Portnoy dans sa Pastorale américaine ; DeLillo, parce que la manière de Sorrentino dans Transes, la pénétration à laquelle il parvient, à force de reconstitution historique d'une précision quasi documentaire mêlée d'extrême sophistication formelle, rappelle l'intelligence minutieuse et aiguë du romancier de Libra, d'Outremonde.
A l'origine de Transes, un fait divers survenu il y a quatre décennies, qui a tout ensemble captivé et consterné les Etats-Unis et marqué durablement la mémoire collective : l'enlèvement, le 4 février 1974, dans la ville universitaire de Berkeley, près de San Francisco, d'une étudiante de 20 ans, Patty Hearst, fille d'un riche homme de médias. Les auteurs du rapt : quelques jeunes gens gavés d'idéal révolutionnaire, membres d'un groupuscule terroriste d'extrême gauche autoqualifié d'Armée symbionaise de libération (SLA). Patty Hearst demeura seize mois avec ses ravisseurs, épousa leur cause, se rebaptisa Tania, prit part très activement à plusieurs actions violentes, parfois meurtrières, hold-up et braquages à main armée, avant d'être finalement arrêtée à l'automne 1975 en compagnie de quelques autres membres de l'agonisante SLA — la majorité des activistes étaient morts quelques mois plus tôt, lors d'un raid policier mené contre la maison où ils avaient trouvé refuge, dans une banlieue de Los Angeles.
Voilà donc pour les faits réels, que Christopher Sorrentino traite de manière hyperréaliste et étoffe d'époustouflante façon, en multipliant sur ces événements les points de vue, cristallisés par une multitude de protagonistes qui se succèdent sur le devant de la scène romanesque : jeunes terroristes, parents de « Tania », témoins divers plus ou moins impliqués et actifs... Se glissant notamment dans les cerveaux de ces jeunes gens en colère et en rupture, agressifs et maladroits enfants de la classe moyenne américaine, arrachés à l'ordinaire destin qui leur était promis par la foi révolutionnaire et l'enrôlement volontaire dans la propagande armée. Un bataillon minuscule, dérisoire, violent, dangeureux et foutraque, devenu l'incarnation d'une contre-culture ayant germé sur le terreau d'une Amérique d'après guerre en proie à la nausée, malade, pêle-mêle, de la guerre du Vietnam, du puritanisme séculaire, du consumérisme érigé en nouvelle religion.
De cette fresque ample, grouillante, remuante, de ce tableau postmoderne formidablement précis et trivial de l'Amérique au seuil du xxe siècle, Alice Galton — alter ego romanesque de Patty Hearst — est le personnage central. Mais Sorrentino ne braque pas sur elle sa focale afin d'en ausculter l'âme, de mettre au jour ses motivations enfouies. Plus que la vérité sur le cas Hearst, plus que la psychologie ou la désignation a posteriori des héros et des victimes de cette histoire, c'est la confusion, le fourmillement — des personnages, des décors, des regards —, c'est l'accumulation et la digression qui intéressent le romancier (né en 1963). Sa vision personnelle sur cette époque se dessine au fil de pages truffées de références à la culture populaire et politique américaines, au fil de chapitres savamment montés, de dialogues toujours convaincants. Une vision exempte de toute complaisance idolâtre ou même romantique, mais aussi de tout cynisme — discrètement ironique, forcément désenchantée, lucide avant tout.
Le 21/04/2012 - Mise à jour le 18/09/2013 à 17h56
Nathalie Crom - Telerama n° 3249