« Robert Pinget nous dit : “ Seule compte pour moi la voix de celui qui parle. ” Cette voix chaque fois différente qui parle dans chacun de ses ouvrages : Graal Flibuste, L'Inquisitoire, Quelqu'un, Pinget ne cache pas que c'est la sienne, choisie et isolée le temps d'un livre. La voix qu'on entend dans Le Libera,
son treizième livre, n'a pas d'âge, pas de sexe, on pourrait dire : pas
d'identité. Elle parle d'un petit village, elle décrit ses habitants,
raconte quelques événements marquants, rapporte les on-dit, les
suppositions, les commentaires. Elle se contredit s'embrouille, se
répète, mélange les faits, les époques, les personnages et même, à la
fin, estropie les noms. Rien à retenir dans tout cela, aucun sens à
dégager, et pourtant cette voix est si familière, intime, prenante, que
cette lecture qui résolument ne mène nulle part est un délice. C'est la
voix pour la voix, I'écriture pour l'écriture. Le lecteur est agrippé,
pris à témoin, emporté, grisé de paroles. Sans doute y a-t-il quelque
chose qu'on lui cache, cette voix a trop souvent le ton de l'accusation
pour ne pas dissimuler une culpabilité, une frayeur. On en veut
manifestement à Mlle Lorpailleur, I'institutrice, qui sait quelque chose
ou qui a dit quelque chose : “ Si la Lorpailleur est folle, je n'y peux rien. ” Mais
que sait-elle, sur qui, sur quoi ? Une affaire sexuelle est évoquée,
crime ou agression contre un jeune enfant. Cela se serait passé il y a
longtemps, dans telle ou telle circonstance – circonstances et
personnages qui ne cessent de changer au cours des versions successives
qui sont données du drame – ou même ne se serait pas passé du tout. Mais
Mlle Lorpailleur – dont la réalité est tout aussi douteuse que celle
des faits évoqués – se dresse pourtant avec précision devant nos yeux
dans ses voiles de deuil, la bouche en cul de poule, traversant le
village, droite sur sa bicyclette, ou mal à l'aise sur sa chaise, dans
la salle à manger du château de Mlle de Bonne-Mesure. Le ton est si
juste qu'on s'aperçoit à quel point, en littérature, est dérisoire ce
qui est dit et combien le plaisir que l'on peut prendre à l'écriture est
indépendant de ce que l'on nomme une intrigue ou une histoire. Ici, non
seulement il n'y en a pas, mais dès qu'il s'en esquisse une, elle est
tournée en dérision, désorganisée, afin qu'il ne subsiste plus que ce
goût de moisissure, origine, pour Flaubert, de Mme Bovary, ou celui de
la madeleine de Proust. Il y avait bien encore une “ histoire ” chez
Proust – bien qu'elle risque d'échapper à une première lecture sans
qu'on y perde le meilleur du livre – il n'y en a plus du tout chez
Pinget. Dans la mesure du possible, Proust évitait les contradictions,
les confusions de personnages, les anachronismes (on sait que certains
chercheurs se donnent beaucoup de mal pour tenter de retrouver dans La Recherche du temps perdu
ce qu'ils nomment les “ erreurs ” de Proust, on se demande dans quel
but). Pinget, lui, les accumule exprès, ouvertement, ne cessant de
répéter la même petite histoire, de nous rapporter le même petit fait
d'une façon légèrement ou totalement différente. Cela n'ôte rien au
plaisir, au contraire, plaisir d'entendre une voix qui, sur le ton de
l'évidence, de la banalité, nous communique des choses secrètes qui ne
sont pas de celles qu'on peut dire directement et qui s'entendent
d'autant mieux, ici, qu'aucune construction trop rationnelle ne vient
faire écran. Nous ne saurons pas si le fils du boulanger a oui ou non
été assassiné ou agressé, mais nous saurons que la forêt est belle en
juillet, au temps des pique-niques ; nous ne saurons pas si oui ou non
Mlle Lorpailleur a été déjeuner au château, mais nous saurons que les
relations entre les êtres sont tressées d'amour, de haine et de subtiles
jouissances ; nous ne saurons pas s'il y avait une lettre anonyme, ni
ce qu'elle contenait, mais nous saurons que la mort est là, sous les
tilleuls, à l'heure de l'apéritif, dans la douceur même de l'air ; nous
ne saurons pas qui l'on enterre à la fin du livre, si même il y avait un
enterrement, mais nous entendrons longtemps le chant qui en même temps
nous lie au passé (passé des hommes et de leurs croyances, passé de nos
péchés et de nos crimes) et qui nous en délivre, “ Libera nos a malo ”, nous laissant vacants pour cette soif, cette aspiration sans formulation possible qu'est le désir. Le plus beau livre de Robert Pinget. »
Description:
La voix qu'on entend dans Le Libera, son treizième livre, n'a pas d'âge, pas de sexe, on pourrait dire : pas d'identité. Elle parle d'un petit village, elle décrit ses habitants, raconte quelques événements marquants, rapporte les on-dit, les suppositions, les commentaires. Elle se contredit s'embrouille, se répète, mélange les faits, les époques, les personnages et même, à la fin, estropie les noms.
Rien à retenir dans tout cela, aucun sens à dégager, et pourtant cette voix est si familière, intime, prenante, que cette lecture qui résolument ne mène nulle part est un délice. C'est la voix pour la voix, I'écriture pour l'écriture. Le lecteur est agrippé, pris à témoin, emporté, grisé de paroles. Sans doute y a-t-il quelque chose qu'on lui cache, cette voix a trop souvent le ton de l'accusation pour ne pas dissimuler une culpabilité, une frayeur. On en veut manifestement à Mlle Lorpailleur, I'institutrice, qui sait quelque chose ou qui a dit quelque chose : “ Si la Lorpailleur est folle, je n'y peux rien. ”
Mais que sait-elle, sur qui, sur quoi ? Une affaire sexuelle est évoquée, crime ou agression contre un jeune enfant. Cela se serait passé il y a longtemps, dans telle ou telle circonstance – circonstances et personnages qui ne cessent de changer au cours des versions successives qui sont données du drame – ou même ne se serait pas passé du tout.
Mais Mlle Lorpailleur – dont la réalité est tout aussi douteuse que celle des faits évoqués – se dresse pourtant avec précision devant nos yeux dans ses voiles de deuil, la bouche en cul de poule, traversant le village, droite sur sa bicyclette, ou mal à l'aise sur sa chaise, dans la salle à manger du château de Mlle de Bonne-Mesure.
Le ton est si juste qu'on s'aperçoit à quel point, en littérature, est dérisoire ce qui est dit et combien le plaisir que l'on peut prendre à l'écriture est indépendant de ce que l'on nomme une intrigue ou une histoire. Ici, non seulement il n'y en a pas, mais dès qu'il s'en esquisse une, elle est tournée en dérision, désorganisée, afin qu'il ne subsiste plus que ce goût de moisissure, origine, pour Flaubert, de Mme Bovary, ou celui de la madeleine de Proust.
Il y avait bien encore une “ histoire ” chez Proust – bien qu'elle risque d'échapper à une première lecture sans qu'on y perde le meilleur du livre – il n'y en a plus du tout chez Pinget. Dans la mesure du possible, Proust évitait les contradictions, les confusions de personnages, les anachronismes (on sait que certains chercheurs se donnent beaucoup de mal pour tenter de retrouver dans La Recherche du temps perdu ce qu'ils nomment les “ erreurs ” de Proust, on se demande dans quel but). Pinget, lui, les accumule exprès, ouvertement, ne cessant de répéter la même petite histoire, de nous rapporter le même petit fait d'une façon légèrement ou totalement différente. Cela n'ôte rien au plaisir, au contraire, plaisir d'entendre une voix qui, sur le ton de l'évidence, de la banalité, nous communique des choses secrètes qui ne sont pas de celles qu'on peut dire directement et qui s'entendent d'autant mieux, ici, qu'aucune construction trop rationnelle ne vient faire écran.
Nous ne saurons pas si le fils du boulanger a oui ou non été assassiné ou agressé, mais nous saurons que la forêt est belle en juillet, au temps des pique-niques ; nous ne saurons pas si oui ou non Mlle Lorpailleur a été déjeuner au château, mais nous saurons que les relations entre les êtres sont tressées d'amour, de haine et de subtiles jouissances ; nous ne saurons pas s'il y avait une lettre anonyme, ni ce qu'elle contenait, mais nous saurons que la mort est là, sous les tilleuls, à l'heure de l'apéritif, dans la douceur même de l'air ; nous ne saurons pas qui l'on enterre à la fin du livre, si même il y avait un enterrement, mais nous entendrons longtemps le chant qui en même temps nous lie au passé (passé des hommes et de leurs croyances, passé de nos péchés et de nos crimes) et qui nous en délivre, “ Libera nos a malo ”, nous laissant vacants pour cette soif, cette aspiration sans formulation possible qu'est le désir.
Le plus beau livre de Robert Pinget. »